Le sujet du jour est l’émergence de la vie. Vaste problème ! Et réponse magistrale.
Avant de lire ce livre, la seule chose que je savais était qu’une « soupe primordiale » de méthane, d’ammoniac, de dioxyde de carbone et d’eau, dans une atmosphère réductrice, alimentée en énergie par des éclairs violents ou l’activité géothermique, pouvait amener à la synthèse des briques élémentaires de la vie, bases azotées et acides aminés (respectivement unités de l’ADN et des protéines). Cet article récent parle même d’une synthèse dans l’atmosphère de centaines de millions de tonnes de molécules par an ! L’hypothèse de molécules apportées par des météorites venait compléter ces premières idées sur l'origine de la vie. Mais le chemin restait encore long avant d’arriver à des organismes monocellulaires dont l’évolution pouvait être décrite par la théorie de Darwin ! Il me manquait une étape entre les petites molécules simples et la complexité d’une bactérie.
Richard présente l’idée lumineuse d’appliquer la sélection naturelle directement aux molécules. En effet, dans certaines conditions, les premières molécules pouvaient parfois polymériser. Comme la soupe primordiale ne comprenait, bien évidement, aucune enzyme destructrice ou de bactérie affamée, ces premières grosses molécules vivaient une vie bien tranquille, grossissant petit à petit au gré d’équilibres thermodynamiques.
Richard fait alors une remarque décisive.
A un certain moment, il se forma par accident une molécule particulièrement remarquable. Nous l’appellerons le réplicateur. Ce n’était pas forcément la plus grande ou la plus complexe des molécules des environs, mais elle avait l’extraordinaire propriété de pouvoir faire des copies d’elle-même. Cela peut paraître invraisemblable […] [mais] en réalité, une molécule qui produit une copie d’elle-même n’est pas aussi difficile à imaginer qu’il y paraît tout d’abord.
Il suffit que les briques élémentaires aient une affinité avec elles-mêmes (A-A), ou avec une brique complémentaire (A-B) pour que le motif complémentaire ou auto-complémentaire soit énergétiquement favorisé. Et les affinités en question ne sont absolument pas un problème à trouver, le choix est large parmi les interactions faibles (c’est-à-dire plus faibles qu’une liaison chimique), comme par exemple les liaisons hydrogène ou les forces électrostatiques. Les molécules ainsi positionnées peuvent alors polymériser, comme dans le cas du réplicateur originel : une copie a été crée. Ce scenario reste très ouvert : il est possible, par exemple, que les premiers réplicateurs aient été inorganiques, comme des cristaux, et que la matière organique s’y soit greffée par la suite, pour enfin prendre le dessus. Mais, organique ou non, copie conforme ou motif complémentaire, là n’est pas l’important. Richard ajoute
Ce qui compte, c’est l’arrivée soudaine d’une nouvelle sorte de stabilité dans le monde. Auparavant, il est probable qu’aucune sorte particulière de molécule n’ait été abondante dans la soupe, parce que chacune de ces molécules dépendaient des pierres de base tombées au hasard dans une configuration particulière et stable.
Les réplicateurs se répandent donc, et épuisent les réserves en briques de base. Commence alors la compétition pour ces éléments de construction, durant laquelle seules les réplicateurs les plus efficaces survivent. Sur quels critères peut-on parler d’efficacité ? Il n’y en a qu’un seul, la proportion de molécules du type étudié dans la « soupe ». Celle-ci dépend de trois propriétés-clé, que j’interprète ainsi :
- la stabilité, autrement dit la longévité, liée à l’énergie de la configuration
- la rapidité de reproduction, une propriété cinétique
- la fiabilité de reproduction, liée à la spécificité des interactions.
Seules les molécules les plus stables, les plus « fécondes » et les plus précises survivent à la compétition pour les briques élémentaires. Lors de chaque étape de réplication, des erreurs peuvent cependant être commises, ce sont les premières mutations donnant naissance à différentes molécules, certaines plus efficaces, d’autres moins. Il s’agit de la première forme d’évolution. Richard pose la question : comment concilier la tendance évolutionniste vers la sélection des molécules les plus fiables dans leur réplication, et l’existence de mutations permettant justement cette évolution ? Il y répond en disant :
[…] Si l’évolution peut vaguement sembler une « bonne chose », en particulier parce que nous en sommes le produit, en fait rien ne « demande » à évoluer. L’évolution est un phénomène qui arrive bon gré mal gré, en dépit de tous les efforts des réplicateurs (aujourd’hui les gènes) pour prévenir son arrivée.
Il n’y a donc pas de volonté d’évoluer, consciente ou dirigée par un Etre Supérieur, mais au contraire un phénomène irrémédiable que tous les réplicateurs tendent pourtant à minimiser.
Dans cette lutte pour le développement, qui n’est rien d’autres qu’un équilibre chimique compliqué, les réplicateurs portant des fonctions leur permettant d’attaquer leurs concurrents ou de se défendre sont favorisés. Une fonction d’attaque peut être un groupe chimique détruisant les réplicateurs concurrents, alors qu’une fonction de défense peut être de favoriser la synthèse d’une barrière lipidique – préfigurant la paroi cellulaire. Il reste beaucoup de questions en suspens, je me demande par exemple comment les réplicateurs ont pu passer de fonctions directement portées sur leur structure, à la synthèse de molécules utiles mais extérieures (les protéines, les enzymes, vis-à-vis de l’ADN). Il s’agit certainement de favoriser thermodynamiquement leur assemblage, mais j’ai tout de même du mal à me l’imaginer.
Notez que l’on se met à parler d’éléments qui se reproduisent, qui évoluent, qui sont en compétition pour des ressources limitées, et qui en conséquence développent des stratégies d’attaque et de défense. Quelle autre définition peut-on donner de la vie ? Richard refuse explicitement de rentrer dans le débat, mais il reste que ce scenario solide présente un continuum entre la matière inerte et les organismes vivants. Nous serions bien en peine de placer une limite entre les deux mondes, de séparer ce qui est vivant de ce qui ne l’est pas.
Troublant, n’est-ce pas ?