Henry Jenkins, dont je feuillette le livre Fans, Blogger and Gamers à chaque fois que je rentre dans une librairie, a écrit un billet des plus intéressant sur la culture à la sauce 2.0 (en deux parties 1 et 2). Il revient sur la polémique créée par une université américaine, le Middlebury College, d'interdire à ses étudiants de citer Wikipedia en référence de leurs travaux de recherche.
De façon un peu mécanique, on voyait s'affronter ceux qui dénient toute valeur à Wikipédia à cause des inexactitudes factuelles et du mode de fonctionnement ouvert même aux non-experts, et ceux qui s'enthousiasment pour cet exemple d'intelligence collective. Un peu comme ce que l'on avait pu lire sur le blog de Pierre Assouline...
Dans la première partie, Henry Jenkins élève le débat, en indiquant par exemple que le terme d'Encyclopédie est un peu trompeur, car la valeur de Wikipédia est au moins autant dans le processus que dans le résultat, et qu'elle n'est pas statique. La capacité à discuter les faits, les comparer, les mettre en perspective, le fait d'élaborer un projet commun, ont peut-être plus à voir avec la construction de réseaux sociaux comme les forums, les blogs, Facebook ou Second Life, qu'avec Diderot et Britannica. Un article Wikipedia n'est pas isolé : il vient accompagné de tags et d'avertissements régies par un ensemble de règles transparentes, d'un espace de discussion, d'un historique des modifications... La capacité à savoir décoder cet ensemble d'informations est d'une grande importance pour l'honnête homme du XXIème siècle : si certains privilégiés peuvent l'apprendre par eux-mêmes ou avec leur entourage, il serait bon qu'elle soit tout de même intégrée dans le cursus scolaire, car il se pourrait bien qu'il s'agisse d'une inégalité majeure dans le futur.
S'il y a un problème, ce n'est pas que des informations existent sur le net, mais que des élèves fassent des copié-collés irréfléchis, et se contentent d'une seule source. Mais rien n'est tout blanc ou tout noir. Mettez-vous dans la place d'un professeur essayant d'inculquer l'esprit critique à ses étudiants. A la fin de votre cours, vous leur demandez s'ils croient en ce qui est dit à la télévision, dans les journaux à sensations, et dans l'Encyclopedia Britannica. Pensez-vous que si vos élèves, impressionnés par votre cours magistral, vous répondent qu'il faut douter de tout, qu'aucune source n'est fiable et qu'on ne peut être sûr de rien, vous aurez fait du bon travail ? Non, et c'est pareil pour Wikipédia : ce n'est pas parce que c'est dans Wikipédia que c'est vrai, mais ça ne veut pas non plus dire que c'est faux. Ce qu'il faut développer est un scepticisme sain, capable d'attribuer une crédibilité, un point de vue et un biais potentiel à chaque source.
Les étudiants peuvent aussi être stimulés par la participation à "l'entreprise Wikipédia" - par exemple, ne pourrait-on pas imaginer de revisiter l'exposé à la papa par un projet où les élèves doivent créer ou enrichir une page de leur choix ? Ils seraient ainsi confrontés à la façon dont s'élabore un projet collaboratif, et la responsabilité de mettre leur travail à la disposition du public aurait certainement un effet positif sur la motivation, l'attachement aux détails, et l'application à soigner l'expression.
Dans la deuxième partie, Henry Jenkins revient sur le fonctionnement de Wikipédia et ce qu'il appelle le Paradigme de l'Expert. Wikipédia repose sur l'idée que chacun est expert dans un domaine précis, et que la communauté, au travers de règles de fonctionnement (elles-même débattues), reconnaît cette valeur. Ce processus de tri est dynamique, ce qui veut dire qu'à un instant donné, il peut y avoir des erreurs, mais que ces erreurs sont acceptables tant qu'on ne s'illusionne pas sur un "produit fini Wikipédia" (sauf peut-être sur les pages labellées "de qualité" ?). De mon point de vue, cela veut aussi dire que les critiques de Wikipédia devraient prendre leurs responsabilités et éditer les pages sur lesquels ils sont assez experts pour trouver erreurs. C'était là le grand tort de Pierre Assouline dans son billet...
Le Paradigme de l'Expert implique que des domaines d'expertises peuvent se recouvrir, permettant ainsi la correction d'erreurs factuelles, mais aussi, et c'est là une des principales différences avec les Encyclopédies classiques, provoquant la rencontre de différent points de vue. Alors qu'une version papier doit faire un choix, et trancher pour une version - souvent la version majoritaire - Wikipédia pose en principe qu'il est plus important d'exposer tous les points de vue de façon neutre que de trouver une "vérité". Le résultat dépend du type de sujet : les thèmes polémiques doivent être "gelés" pour éviter le vandalisme, mais présentent la situation sous différents angles ; les idées fumeuses ou patascientifiques trouvent un bel espace d'expression ; sur les sujets moins extrêmes, les théories principales se trouvent nuancés par de petits points de désaccords. On peut ne pas être d'accord avec le principe et préférer qu'un conseil d'experts dans un domaine tranche et décide, mais je trouve pour ma part que l'utopie wikipédienne est, en général, plutôt efficace et bien auto-régulée.
Voilà, je ne prétends pas avoir résumé Henry Jenkins, c'était plutôt un melting-pot de ce que j'en ai retenu et des réflexions qu'il a provoqué chez moi. Je ne peux que vous encourager à le lire : c'est long, mais ce sont les idées les plus intéressantes que j'ai lu sur la question depuis bien longtemps.
Et pour finir, je voudrais ajouter que quelque soient les reproches fait à Wikipédia, il ne faudrait pas sous-estimer l'intérêt incroyable, inespéré et complètement utopique il n'y a de cela que quelques années, que représente une telle masse de connaissance mise à la disposition du public. Les liens hypertextes, les moteurs de recherche, les pages d'acceuil renouvelées chaque jour avec de nouveaux liens, les liens "page au hasard" et "bons articles", changent aussi complètement notre rapport au savoir. Je me surprend de plus en plus, quand j'ai un moment de libre, à explorer Wikipédia français et anglais, juste pour le plaisir. J'ai récemment passé une après-midi à lire l'histoire de la Chine et de l'Arménie, et j'avais l'article sur Rome ouvert en même temps que je regardais la série du même nom, pour comprendre un peu mieux le contexte historique. Il ne faudrait pas que les critiques boudent leur plaisir et jettent le bébé avec l'eau du bain, tout de même...
Dans la première partie, Henry Jenkins élève le débat, en indiquant par exemple que le terme d'Encyclopédie est un peu trompeur, car la valeur de Wikipédia est au moins autant dans le processus que dans le résultat, et qu'elle n'est pas statique. La capacité à discuter les faits, les comparer, les mettre en perspective, le fait d'élaborer un projet commun, ont peut-être plus à voir avec la construction de réseaux sociaux comme les forums, les blogs, Facebook ou Second Life, qu'avec Diderot et Britannica. Un article Wikipedia n'est pas isolé : il vient accompagné de tags et d'avertissements régies par un ensemble de règles transparentes, d'un espace de discussion, d'un historique des modifications... La capacité à savoir décoder cet ensemble d'informations est d'une grande importance pour l'honnête homme du XXIème siècle : si certains privilégiés peuvent l'apprendre par eux-mêmes ou avec leur entourage, il serait bon qu'elle soit tout de même intégrée dans le cursus scolaire, car il se pourrait bien qu'il s'agisse d'une inégalité majeure dans le futur.
S'il y a un problème, ce n'est pas que des informations existent sur le net, mais que des élèves fassent des copié-collés irréfléchis, et se contentent d'une seule source. Mais rien n'est tout blanc ou tout noir. Mettez-vous dans la place d'un professeur essayant d'inculquer l'esprit critique à ses étudiants. A la fin de votre cours, vous leur demandez s'ils croient en ce qui est dit à la télévision, dans les journaux à sensations, et dans l'Encyclopedia Britannica. Pensez-vous que si vos élèves, impressionnés par votre cours magistral, vous répondent qu'il faut douter de tout, qu'aucune source n'est fiable et qu'on ne peut être sûr de rien, vous aurez fait du bon travail ? Non, et c'est pareil pour Wikipédia : ce n'est pas parce que c'est dans Wikipédia que c'est vrai, mais ça ne veut pas non plus dire que c'est faux. Ce qu'il faut développer est un scepticisme sain, capable d'attribuer une crédibilité, un point de vue et un biais potentiel à chaque source.
Les étudiants peuvent aussi être stimulés par la participation à "l'entreprise Wikipédia" - par exemple, ne pourrait-on pas imaginer de revisiter l'exposé à la papa par un projet où les élèves doivent créer ou enrichir une page de leur choix ? Ils seraient ainsi confrontés à la façon dont s'élabore un projet collaboratif, et la responsabilité de mettre leur travail à la disposition du public aurait certainement un effet positif sur la motivation, l'attachement aux détails, et l'application à soigner l'expression.
Dans la deuxième partie, Henry Jenkins revient sur le fonctionnement de Wikipédia et ce qu'il appelle le Paradigme de l'Expert. Wikipédia repose sur l'idée que chacun est expert dans un domaine précis, et que la communauté, au travers de règles de fonctionnement (elles-même débattues), reconnaît cette valeur. Ce processus de tri est dynamique, ce qui veut dire qu'à un instant donné, il peut y avoir des erreurs, mais que ces erreurs sont acceptables tant qu'on ne s'illusionne pas sur un "produit fini Wikipédia" (sauf peut-être sur les pages labellées "de qualité" ?). De mon point de vue, cela veut aussi dire que les critiques de Wikipédia devraient prendre leurs responsabilités et éditer les pages sur lesquels ils sont assez experts pour trouver erreurs. C'était là le grand tort de Pierre Assouline dans son billet...
Le Paradigme de l'Expert implique que des domaines d'expertises peuvent se recouvrir, permettant ainsi la correction d'erreurs factuelles, mais aussi, et c'est là une des principales différences avec les Encyclopédies classiques, provoquant la rencontre de différent points de vue. Alors qu'une version papier doit faire un choix, et trancher pour une version - souvent la version majoritaire - Wikipédia pose en principe qu'il est plus important d'exposer tous les points de vue de façon neutre que de trouver une "vérité". Le résultat dépend du type de sujet : les thèmes polémiques doivent être "gelés" pour éviter le vandalisme, mais présentent la situation sous différents angles ; les idées fumeuses ou patascientifiques trouvent un bel espace d'expression ; sur les sujets moins extrêmes, les théories principales se trouvent nuancés par de petits points de désaccords. On peut ne pas être d'accord avec le principe et préférer qu'un conseil d'experts dans un domaine tranche et décide, mais je trouve pour ma part que l'utopie wikipédienne est, en général, plutôt efficace et bien auto-régulée.
Voilà, je ne prétends pas avoir résumé Henry Jenkins, c'était plutôt un melting-pot de ce que j'en ai retenu et des réflexions qu'il a provoqué chez moi. Je ne peux que vous encourager à le lire : c'est long, mais ce sont les idées les plus intéressantes que j'ai lu sur la question depuis bien longtemps.
Et pour finir, je voudrais ajouter que quelque soient les reproches fait à Wikipédia, il ne faudrait pas sous-estimer l'intérêt incroyable, inespéré et complètement utopique il n'y a de cela que quelques années, que représente une telle masse de connaissance mise à la disposition du public. Les liens hypertextes, les moteurs de recherche, les pages d'acceuil renouvelées chaque jour avec de nouveaux liens, les liens "page au hasard" et "bons articles", changent aussi complètement notre rapport au savoir. Je me surprend de plus en plus, quand j'ai un moment de libre, à explorer Wikipédia français et anglais, juste pour le plaisir. J'ai récemment passé une après-midi à lire l'histoire de la Chine et de l'Arménie, et j'avais l'article sur Rome ouvert en même temps que je regardais la série du même nom, pour comprendre un peu mieux le contexte historique. Il ne faudrait pas que les critiques boudent leur plaisir et jettent le bébé avec l'eau du bain, tout de même...
3 commentaires:
Il y a un podcast sur le sujet datant de mercredi, sur france culture (lien), qui n'apporte certes pas grand chose de plus sur le sujet wp que ce qui a déjà été dit maintes fois, mais revient comme tu le fais sur ce qui pour moi en fait tout l'intérêt : la confrontation des sources, des points de vue, et l'accès à l'historique de "construction" d'un article, ce qu'aucun support académique ne propose.
Après, si les utilisateurs ne sont pas capables de se méfier des infos qu'ils utilisent, ce sont les utilisateurs qu'il faut blâmer, et non wikipedia.
@Enro : tres juste, quand je pense que j'ai oublie de parler des differentes langues... alors que, si je commence souvent mes recherches sur la page francaise, je clique ensuite souvent sur le lien "english" pour avoir l'article anglais, souvent plus detaille.
Par contre, j'ai l'impression que les discussions du c@fe des sciences reviennent toujours a Axel Kahn. Un point Kahn ?
@ Eric C : merci
Il y a une premiere chose a bien comprendre avec wikipedia et le logiciel qui l'entoure: le lien est bi-directionnel, contrairement au lien classique qui va d'un site vers un autre. Quelque part, ce point qui peut paraitre de l'ordre du detail prefigure en fait l'evolution "Blog" et cie, ou ce sont les relations entre sites qui font l'interet du web "non institutionnel" (point sur lequel est base le succes de Google, aussi, d'ailleurs).
Partant de la, je suis tout a fait d'accord sur le fait que le processus est au moins aussi interessant, sinon plus, que le "resultat". Si l'on recherche l'exactitude, ou un code academique, on peut se tourner vers les systemes OCW qui se developpent de par le monde (mais ou l'anglais domine tres largement malheureusement...).
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