Penseur

samedi, février 10, 2007

Dawkins : Le gène égoïste. (4) : les mèmes, ou le darwinisme universel

Je n’avais pas tout à fait fini de parler des différents concepts développés dans le livre de Richard Dawkins, Le gène égoïste. Après une longue pause – j’avais prêté le livre – je voudrais maintenant présenter les mèmes, l’équivalent des gènes dans le monde culturel. Ecrit rapidement, cela donne : les idées et les concepts se répandent et évoluent dans la culture humaine d’une façon analogue aux espèces vivantes, par survie différenciée de réplicateurs. Les unités de base de cette forme de sélection naturelle sont appelés mèmes.

Je dois commencer par un aveu : la première fois que j’ai entendu parler de cette idée, je l’ai trouvée intéressante, mais sans plus. Je me disais qu’il s’agissait d’une analogie comme on en croise beaucoup en physique, basée sur une similarité mathématique entre, peut-être, la propagation d’un virus et celle d’une nouvelle idée. En réalité, le concept de mème est beaucoup plus profond que cela, et établit les bases d’une nouvelle façon de comprendre la culture humaine. Il permet aussi d’envisager l’existence de lois qui régiraient d’autres formes de vie, extra-terrestres ou artificielles : une sorte de darwinisme universel.

Comment avons-nous défini les gènes ? Nous sommes partis de l’idée de réplicateurs, les brins d’ADN, qui se multiplient de manière imparfaite dans un environnement à ressources limitées. L’unité de base de cette évolution – la portion du réplicateur susceptible d’être transmise sans erreur lors des réplications sur une durée d’étude donnée[1] – est appelée gène. Les gènes les plus doués pour la survie, se répliquant avec au rythme le plus élevé, avec la plus grande fidélité, sont favorisés par rapport à leurs concurrents dans cette compétition, et se trouvent sélectionnés, ce qui donne l’évolution.

Les idées et les concepts se multiplient, vivent et meurent. Quand un scientifique apprend l’existence d’une nouvelle théorie, cette dernière s’est répliquée dans son cerveau. Elle peut mourir, s’il n’est pas convaincu ou intéressé, ou survivre, s’il y croit. Une chanson peut se reproduire sur différents supports : CD, radio, gens qui la fredonne dans la rue. Sa durée de vie est, par exemple, le temps avant que les radios passent à un nouveau tube.

Le monde des idées est un monde à ressources limitées. Dans un ordinateur, le temps de calcul et de stockage est limité. Nous-mêmes, nous accordons un temps limité de notre conscience à chaque idée : si j’oublie le concept « acheter du pain », c’est que le concept « le film d’hier soir » a monopolisé mes ressources intellectuelles (limitées, je vous l’avoue). La Une des journaux est une place aussi rare que précieuse, et nous voyons le combat des concepts « candidats à la présidentielle » pour la ressource « temps de parole télévisée ». Les exemples pourraient être multipliés à l’infini.

Les idées et les concepts mutent lors de leur réplication. Richard[2] donne l’exemple d’une chanson dont un mot est changé pour être plus facile à chanter en chœur. Chacun comprend les idées en les déformant. C’est ainsi que les théories scientifiques s’améliorent, chacun y apportant sa contribution, mais c’est aussi ainsi que les messages se déforment et que l’incompréhension peut naître, dans une sorte de téléphone arabe à l’échelle de la société. Les rumeurs qui grossissent, les blagues qui se déforment, sont les analogues des mutations génétiques.

Ainsi, toutes les conditions sont remplies pour que le darwinisme s’applique aux concepts et aux idées. L’unité de base de la sélection naturelle qui s’opère est appelée mème, pour la proximité avec gène et mémoire – la mémoire humaine ou informatique étant un des écosystèmes des mèmes. La sélection naturelle est la théorie expliquant l’évolution de ces mèmes, de plein droit : ce n’est pas qu’une analogie. La sélection naturelle gagne un étage supérieur : elle passe d’une théorie expliquant l’évolution des êtres vivants, à un statut universel, portant sur la dynamique de toute population de réplicateurs dans un environnement à ressources limitées.

Cette idée est relativement facile à admettre[3], ce qui ne nous empêche pas de la comprendre de travers. Par exemple, l’idée de Dieu est souvent pensée comme apportant un avantage évolutif aux communautés humaines : cohésion, esprit de sacrifice, réduction de stress. Pour Richard, il s’agit là d’une confusion : une idée se répand, non pas parce qu’elle est utile aux gènes, mais parce qu’elle est évolutionnairement performante – les mèmes sont tout aussi égoïstes que les gènes. L’idée de Dieu est répandue parce qu’elle est psychologiquement puissante, parce qu’elle permet de répondre à bien des questions. Ses avantages évolutifs sont, et restent, dans la sphère intellectuelle : si l’idée de Dieu donne à ses porteurs un avantage évolutif, un plus longue durée de vie et plus de chances de se reproduire, c’est un effet secondaire indépendant. Par exemple, la natalité des catholiques irlandais (every sperm is sacred) et des protestants anglais malthusiens est bien différente, sans que cela ait de l’influence sur la diffusion des religions. Les mèmes religieux ou politiques qui utilisent notre corps comme véhicule peuvent même entrer en conflit avec les gènes qui l’ont construit, et, quand ils gagnent, cela donne des kamikazes japonais ou des candidats aux attentats-suicides. D’un autre côté, les mèmes représentant des valeurs de coopération, de paix, les Droits de l’Homme, ont eux aussi une grande force, et sont eux aussi capable de dominer, au moins pour un temps, les pulsions de nos gènes égoïstes.

Pour finir sur un ton plus enthousiaste, la prétention au darwinisme d’expliquer l’évolution de réplicateurs, quelle que soit leur nature, englobe une possible vie extraterrestre. D’un point de vue réel, une telle vie peut prendre bien des formes – mais d’un point de vue formel, les mêmes lois peuvent s’y appliquer. Je cite Richard pour conclure :

Qu’y a-t-il de vrai dans la vie, où qu’elle se trouve et quelles que soient ses bases chimiques ? S’il existe des vies dont la constitution chimique est basée sur le silicium plutôt que sur le carbone, ou sur l’ammoniac plutôt que sur l’eau, si l’on découvre des formes de vie qui entrent en ébullition et meurent à -100°C, si l’on découvre des formes de vie fondée non pas sur la chimie, mais sur des circuits électroniques, existera-t-il encore un principe général applicable à toute forme de vie ? Je n’en sais rien, mais s’il fallait parier je miserais sur un seul principe fondamental : la loi selon laquelle toute vie évolue par la survie différentielle d’entités qui se répliquent.



[1] C’est une définition relative à l’observateur, à la durée d’observation, à la caractéristique étudiée. Un gène n’est pas défini par des éléments objectivement reconnaissables du génome. D’ailleurs, je me demande si les biologistes du C@fé des Sciences seront d’accord avec cette définition.

[2] On se tutoie, rappelez-vous

[3] Le concept de mème est lui-même un mème !

5 commentaires:

Benjamin a dit…

Si tu apprécie la mémétique, l'ouvrage de Susan Blackmore (the Meme Machine) devrait t'intéresser. ELle y développe ses thèses selon lesquelles notre cerveau serait "parasité" par les mèmes, eux-mêmes en compétition, résultant en une pression évolutive biologique vers un cerveau plus gros. Inutile de dire que je n'adhère pas à tout...

Il est bon de souligner de temps en temps que les mécanismes Darwiniens ne mènent pas forcément à une lutte sanglante, je te remercie. J'aime bien l'autre citation de Dawkins : "We, alone on Earth, can rebel against the tyranny of the selfish replicators." En gros, le sentiment d'humanité peut surpasser les réplicateurs (il n'est cependant pas exclu qu'il procède de ces derniers).

Quant à la définition d'un gène, elle doit être pratique et dépend du domaine dans lequel on se trouve: un biologiste moléculaire doit définir un gène comme la séquence d'acide nucléique correspondant à une protéine donnée, où correspondant à l'ARN qui code cette protéine. On pourra vouloir inclure aussi les séquences régulatrices, etc. J'aime beaucoup la définition de Dawkins, mais il faut reconnaître qu'elle n'est pas pratique lorsque l'on s'intéresse aux mécanismes moléculaires, ce que même un généticien des populations pourrait vouloir faire.

Matthieu a dit…

Plusieurs points interessants dans ton commentaire (merci !).

Blackmore, je connais, mais je n'ai pas lu. Je ne vois pas trop comment elle argumente sur le fait que les mèmes pourraient influencer la biologie. Par l'efficacité accrue qui résulterait des meilleurs mèmes, donnant un avantage évolutif ? Si c'est ça, j'ai donné mon avis, contraire, dans le corps du billet. Mais peut-être connais-tu d'autres arguments de sa part ?

j'avais deja précisé ici que l'égoisme des genes ne devaient pas etre vu comme une apologie de la loi de la jungle : non seulement parce que nous sommes capables de maitriser nos pulsions, mais aussi parce que parfois, la stratégie optimale des genes est la coopération !

Anonyme a dit…

Je ne connais pas le point de vue de S. Blackmore mais à propos de l'interaction entre mèmes et gènes, et entre évolution cuturelle et évolution biologique, il faut lire à tout pris Kevin N. Laland !! Un de ses articles sur la coévolution gène-culture donne l'exemple de l'habitude de fabriquer et manger des produits laitiers + la capacité du corps humain à digérer ces mêmes produits. Impressionant ! A voir aussi, son concept de construction de niche où l'homme, par sa capacité culturelle à agir sur l'environnement, modifie les conditions de la sélection biologique qui s'exerce sur lui… (cf. aussi l'article "La culture, autre moteur de l'évolution" par Kevin N. Laland et Isabelle Coolen dans le numéro de juillet-août 2004 de La Recherche).

Anonyme a dit…

Je ne suis pas franchement convaincu par la théorie des mèmes, qu'on ne peut ni étayer ni infirmer (ce qui réduit déjà considérablement son interêt scientifique). Déjà la définition d'un mème est tellement large qu'elle peut englober presque n'importe quelle idée. Le gène, par contre, peut être défini rigoureusement comme la plus petite unité d'information (une suite ordonnée d'acides aminées) en biologie et on peut étudier les interactions des gènes entre eux et avec l'environnement. Le mème? à part quelques analogies superficielles, cela n'apporte strictement rien à la formation des idées et aux interactions entre elles. Au contraire, c'est un nouvel avatar du scientisme, la science élevée en religion qui fournit une vision du monde. Dawkins est un scientifique bigot :-)

Unknown a dit…

tu dis souvent "dans un environnement à ressources limitées", cette caractéristique n'est pas indispensable à l'évolution par la sélection naturelle. Je crois qu'il y a une expérience qui démontre bien ça. Elle consiste à simuler des ressources illimité : 2 espèces de bactéries sont dans un tube à essai avec ressource, régulièrement (mettons tout les x pas de temps) on prélève de un volume fixe (et faible) de ce tube. On dilue ce volume dans une nouvelle solution de ressources. Les espèces ne sont donc jamais en compétition pour les ressources, il n'y a jamais de manque. pourtant les espèces évolue pour être celle qui se reproduira la plus vite.
Un autre exemple si l'on place une grande population d'une seule et même espèce dans un environnement dont le pH est "trop" extrême : en moyenne les bactéries meurs. La population va diminuer jusqu'à
- disparaitre ou
- qu'un individu s'ADAPTE (évolue) à son pH
l'adaptation de cet individu va se propager dans la population par la sélection naturelle

les condition nécessaires et -il me semble suffisantes- à la "sélection naturelle" sont de la variabilité héritable (verticalement* ou/et horizontalement**) et que au sein de cette variabilité il y ait avantage/désavantage du point de vue de la propagation : de la fécondité différentielle, il n'est pas besoin que les ressources soient limitées pour ceci.
Pour qu'il y ait évolution darwinienne, il faut qu'il y ait sélection naturelle et création de variabilité avec fécondité différentielle.
Ces conditions me semble remplient dans le cadre des mèmes. Je suis leur principale trait sous sélection est leur capacités à monopoliser notre cerveau (il faut aussi qu'ils soient visible d'autrui pour être mimé).

C'est d'ailleurs en créant des mémes avec cette caractéristique et celle de de nous faire agir comme ils le désire que les dirigeants (de pays ou d'entreprises) essais et hélas parviennent à manipuler les peuples, pour qu'ils obéissent, travaillent, consomment

note d'humour (néanmoins très sérieux)
Quel mème pousse les dirigeants à agir ainsi ?

* par la descendance
** par le mimétisme


"Thomas a dit…
[...]théorie des mèmes, qu'on ne peut ni étayer ni infirmer"

si tu pouvais expliciter ça m'intéresse (BEAUCOUP !)


désolé pour l'orthographe je suis dyslexique...