Penseur

jeudi, janvier 25, 2007

Deux réflexions sur la pluridisciplinarité

Malgré la honte qui m'étouffe, je vais commencer par une évidence : la science d'aujourd'hui est tellement avancée, que la seule maîtrise d'un sous-sous-domaine prend des années, et qu'il est illusoire d'espérer approfondir plusieurs disciplines au-delà des simples bases. Les thèses de doctorat demandent un solide background dans le domaine ne serait-ce que pour en comprendre l'intitulé. Les équipes, dans l'industrie tout comme dans les labos, ont de plus en plus tendance à regrouper des spécialistes de domaines différents. Comment les faire communiquer ?

Le simple fait de poser cette question apporte une réponse à une autre question, le salaire mirobolant des ingénieurs sortis de l'X, de Centrale ou des Mines, alors qu'ils ne savent concrètement rien faire. S'ils ne savent rien faire, c'est que leur formation n'est pas spécialisée. Au contraire, la formation des écoles d'ingénieurs les plus prestigieuse est volontairement très variée, même si cela se fait au prix d'une certaine abstraction : ainsi, ils sont capables prendre la tête d'une équipe, et de comprendre ce dont chacun des spécialistes de l'équipe parle. Pour reprendre une vieille discussion, les doctorants sont par contre vus comme plus spécialisés par les recruteurs de l'industrie, ce qui explique qu'ils ne soient pas particulièrement recherchés en Développement de produit.

Je pense pour ma part que la conduite d'un doctorat demande de s'interesser à beaucoup plus de sujets connexes que ne l'imaginent les industriels (issus, en France, des écoles d'ingénieurs), et qu'ils seraient au moins aussi compétents que les élèves ingénieur : l'exemple d'autres pays comme les USA est là pour nous le montrer.

De toute façon, j'avais prévu de faire ce billet pour vous indiquer deux liens : ce billet de Tom Roud qui donne son exemple personnel de l'incompréhension entre spécialistes de domaines différents, et les commentaires de Pierre sur un ancien billet qui suggère carrément de créer une discipline pour comprendre et maîtriser la multidisciplinarité, qu'il appelle qualicognition. Un qualicogniticien serait un peu l'équivalent, dans une équipe scientifique, de l'ingénieur dont je parlais plus haut. Je n'ai peut-être rien compris à ce qu'il disait - mais au moins, si cela le fait revenir des profondeurs du blog, ça ne serait pas mal !

7 commentaires:

Béné a dit…

C'est une réflexion intéressante que tu te fais. Effectivement, sortant d'une école d'ingénieur, je m'étais fait la remarque que la plupart des chercheurs ne comprenaient pas vraiment les autres disciplines, et n'essayaient même pas.
Pour ma part, j'ai en effet été diplomée, en ne sachant franchement rien faire, mais en ayant cette volonté de pluridisciplinarité qui n'est finalement pas très recherchée en science. Enfin, c'est ce qu'on pense.
Parce que je me rends compte que ce n'est pas du tout le cas, maintenant.
L'explosion du nombre de données à traiter, l'attrait de la biologie intégrative fait que les scientifiques recherchent cette pluridiscinarité. A la suite de ton billet, j'aimerais me qualifier de qualicogniticien de mon équipe, je gère au moins 7 disciplines pour mon projet de thèse. Ce qui demande beaucoup d'énergie pour ménager la chèvre et le chou, mais est également très enrichissant.
Tout ça pour arriver à ma propre réflexion. Malheureusement, cette pluridisciplinarité qui était une condition sine qua non du candidat ne peut actuellement être trouvée que chez un ingénieur, c'est comme ça, et c'est bien dommage. C'est vrai que la conduite d'une thèse demande à s'intéresser à de nombreux domaines, mais j'ai vraiment la sensation que les thésards qui sortent de la fac n'en ressentent pas l'importance. Du coup, c'est beaucoup d'intelligence perdue pour les industriels mais la plupart des thésards ne s'en rendent même pas compte...

Par contre, des quelques congrès en biologie des systèmes où j'ai pu me rendre, j'ai vu des chercheurs qui essayaient de se comprendre entre disciplines. Je dis bien essayaient, parce que pour le moment, c'est loin d'être gagné. Et je pense que ce sont les chercheurs de notre génération, qui auront été confrontés à ces problèmes qui parviendront à nouer un dialogue entre biologistes, physiciens, chimistes, et même qui sait, philosophes et sociologues ! :-)

Anonyme a dit…

Je suis heureux de lire votre avis sur la question de l'interdisciplinarité. Je vais dans le sens de Béné qui remarque que les chercheurs font des efforts pour dépasser les barrières de leur discipline, mais que certains étudiants venant de fac ne montrent guère plus que de l'incompréhension vis-à-vis de leur "concurrents" ingénieurs non-spécialisés.

Et plus je compare notre système éducatif post-bac avec les universités étrangères (US mais aussi GB, Suisse...), plus je me dis que réunir écoles et fac tout en gardant leur avantages spécifiques n'est vraiment pas une mince affaire.

Ah, le compromis entre ouverture-flexibilité, et spécialisation... Sur une telle question d'ailleurs, la biologie nous donne un (bon) aperçu de comment la nature a développé des systèmes complexes dont certaines entités constitutives sont très spécialisées et d'autres beaucoup moins, l'agencement du tout étant à la fois flexible et robuste...

Tom Roud a dit…

Il ne faut pas exagérer non plus sur la "pluridisciplinarité" des ingénieurs... En prépa MP, d'où je viens, on ne fait que des maths et de la physique. Mes seules notions d'économie viennent de quelques cours en école d'ingé (à tout casser 16 h plus des petites classes), mes notions de bases de biologie ... du Lycée ! De ce point de vue-là, c'est à mon avis surtout la formation pré-bac qui est très variée et très axée culture générale.

Quant au système post-bac à l'étranger, il peut-être très varié, mais manque sacrément de cohérence (essentiellement tout ce qui compte sont les crédits ECTS). On voit arriver ici des étudiants en thèse de physique ou de chimie qui n'ont que de vagues notions de maths et de physique quantique (mais ayant par exemple suivi un cursus sûrement très intéressant de français médiéval); cela n'a pas beaucoup de sens non plus.

Anonyme a dit…

Tom > On te parle "ingénieurs", tu réponds "élèves de prépa" !! ;-) L'essentiel de la pluridisciplinarité des ingénieurs se fait en école et pas avant, d'autant plus que l'école est généraliste. Polytechnique en est un bon exemple, avec des modules très variés dont d'excellents modules de biologie !!

Matthieu a dit…

@Tom : il est vrai que tu parles surtout des 2 ou 3 annees apres le bac, alors que je parlais plutot des annees suivantes. il est vrai qu'il resterait beaucoup a dire sur la specialisation "math" des prepas et sur la quelite des formations d'autres pays

Tom Roud a dit…

S'il est vrai que l'X offre plus de possibilités de bifurquer par exemple, je ne suis pas certain que l'étudiant typique en école d'ingé soit tellement plus interdisciplinaire qu'un étudiant de la Fac. Qu'il y ait des gens qui bifurquent, c'est évident; que l'X typique soit naturellement "interdisciplinaire", je pense que c'est faux. C'est tout au plus une petite coloration due aux six mois de troncs communs (qui ne pèsent pas lourd face aux 2-3 ans de prépa, surtout que la moitié du tronc commun sont des maths et de la physique - mais il est vrai qu'il y a un module de biologie obligatoire). Arpès, en deuxième année, les X se spécialisent (dont certains en biologie, il est vrai). De jeunes X lecteurs de ce blog peuvent peut-être le confirmer, mais il me semble néanmoins que les majeures les plus peuplées sont les maths apps et la physique... donc dans le profil "taupin" typique (d'où mon retour sur la prépa).

Tom Roud a dit…

Sur l'X, il y a un rapport d'activité sur le web :
http://www.polymedia.polytechnique.fr/EnLignes/Files/Rap_Activ_05.pdf

p 30, on voit la répartition en majeures, c'est assez conforme à ce que je disais plus haut : les maths, la physique et la mécanique m'ont l'air d'écraser tout (432 élèves en majeure physique statistique et quantique, quasiment toute la promo !). A contrario, 193 élèves prennent le module biologie moléculaire (soit presque la moitié de la promo), ce qui est beaucoup plus que je ne le pensais (mais le seul autre module de bio hors tronc-commun est le modex avec 63 élèves). Donc, il y a de la bio, c'est vrai, mais j'ai le sentiment que c'est l'arbre qui cache la forêt : en deuxième année, c'est en gros un peu de bio sur une grosse couche de matières de taupe...
Bon j'arrête-là avec l'X, je sens que je commence à devenir chaint ! ;)