Penseur

mardi, novembre 14, 2006

Marronier du matin, chagrin

Ouf ! On est pas passé loin.

Quand Le Monde titre La guerre mondiale des talents, par Annie Kahn, je m'attends à une ènième version d'un des deux marroniers habituels, le brain drain des jeunes diplomés et chercheurs français, ou la délocalisation de la recherche industrielle dans des pays où les ingénieurs font le même boulot pour moins cher, Chine, Inde ou Europe de l'Est.

Mais Annie Kahn est une bonne journaliste qui a déjà écrit un certain nombre de bons articles sur les liens entre recherche et économie. Je ne mets pas les liens, car ils sont passés en "archives", mais vous pouvez retrouver certaines discussions sur mon blog.

Annie Kahn, donc, parle en fait du besoin des entreprises des pays développés en chercheurs et ingénieurs, qui délocalisent la R&D contre leur gré, car cela augmente le risque d'espionnage industriel. Malheureusement, il n'y a pas vraiment de "backup" pour cette thèse dans l'article, à part un vague sondage, un peu comme lorsque l'on entend que "il manquera en France 10 à 15 000 ingénieurs en 2010". Si un commentateurs a des données chiffrées plus précises, qu'il les partage, car je n'ai rien trouvé.

La journaliste est-elle tombée de Charybde en Scylla, évitant un lieu-commun pour un sortir un autre ? Non, heureusement, la fin de l'article sauve le tout, car elle recentre enfin la question sur les vrais problèmes :

On doit aussi se demander si les entreprises ne sont pas en partie responsables en rechignant (en France du moins) à recruter des docteurs d'université qui ne sont pas passés par les grandes écoles. Et aussi, et surtout, en rémunérant moins leurs ingénieurs et leurs scientifiques que leurs cadres financiers.
Il est beaucoup plus intéressant d'un point de vue financier pour un jeune diplomé de postuler pour des emplois de manager que dans la R&D. Ceci est dû à un dysfonctionnement très bizarre du jeu de l'offre et de la demande sur le marché des rémunérations : pourquoi les ingénieurs et les chercheurs, à la fois recherchés et moteurs d'innovations, ne voient pas leurs salaires grimper plus vite ?

De même, pourquoi les thésards français ont tant de mal à vendre leur diplôme ? A qualifications égales, ils auraient aux USA ou dans d'autres pays européens la carrière prometteuse (chef de projet, direction opérationelle, direction générale) qui est réservée en France à leurs camarades ingénieurs. A quoi cela tient-il ?

Je pense que ces problèmes sont corrélés avec le manque d'investissement dans la recherche des entreprises françaises, exceptées les plus grandes. Se peut-il qu'il s'agisse d'un phénomène auto-entretenu contribuant à dévaloriser l'importance de la recherche et des chercheurs dans l'entreprise, les patrons français étant issus plus souvent d'écolé d'ingé ou de commerce que de l'université ?

Je voudrais avoir vos avis, car j'ai aussi entendu des argumentations sensées, bien qu'à mon avis fausses, sur le manque de compatibilité avec l'entreprise de la formation des thésards.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Dans mon domaine (le calcul de structures par éléments finis), l'inadéquation des formations universitaires avec le monde de l'entreprise est flagrante.
Quelques détails : j'ai une double casquette ingé/universitaire, puisque titulaire d'un diplome d'ingé (méca orientée calcul de structures), que j'ai fait suivre par un DEA à Paris VI (dans la meme spécialité).

En arrivant en DEA je me suis évidemment rendu compte que mon bagage théorique etait bien faible. Les premiers cours de méca des milieux continus, d'homogénéisation des matériaux composites, et les premiers TD de formulation variationnelle m'ont paru un poil pointus sur le moment :)

Mais les "100% univ'" n'avaient :
1- jamais fait de stage
2- jamais utilisé de codes de calcul éléments finis
3- jamais appris les règles élémentaires de maillage, de modélisation
4- pour certains, meme, jamais rédigé de rapport sur un support informatique (c'etait en 96, mais quand meme ... :))

De quelles compétences ont majoritairement besoin les entreprises industrielles qui font du calcul de structures ?
Des quatre dernières, évidemment, alors que tout le monde se moque de savoir comment démontrer l'existence et l'unicité de la solution à un problème variationnel.

Matthieu a dit…

Votre témoignage est extrèmement intéressant, je vous remercie. Effectivement, l'université est assez deconnectée du monde de l'entreprise - du monde réel, dans la majeure partie de son cursus.

Mais mon interrogation se portait sur les thésards. Apres une thèse de méca, je pense que l'étudiant aura eu le temps et la nécessité de manier des outils de simulation, des outils réels, pour produire quelque chose. Je peux me tromper, je ne connais aucun thésard en méca. Qu'en pensez-vous ?

Eric C. a dit…

Le problème est le même après une thèse qu'après un DEA, peut-être même aggravé par la spécialisation des sujets abordés par les doctorants.
La situation est d'ailleurs liée à ce qu'on évoquait sur un autre billet, concernant le manque d'investissement dans la R&D des entreprises françaises.
Les deux phénomènes cumulés font que sujets de thèse et préoccupations des industriels sont la plupart du temps décorrélés.
Je travaille pour un constructeur automobile, mais (helas) pas à la direction de la recherche, donc je ne connais pas précisément les mouvements d'effectifs en son sein. Mais je pense pouvoir affirmer que les embauches y sont infinitésimales par rapport aux besoins dans les directions "opérationnelles".

Eric C. a dit…

Je me rends compte que je n'ai pas répondu à la dernière question de ton (désolé, j'arrive pas à me faire au vouvoiement sur le net - blogs comme forums ... :)) commentaire.

Manier des outils de simulation, produire quelque chose sont des activités que les universitaires laissent aux ingés :)
J'exagère et je plaisante, mais je suis en fait bien près de la vérité. L'utilisation des codes de calcul qui constitue le pain quotidien de 95% des bac+5 qui travaillent dans l'industrie mécanique ne présente pas d'intérêt particulier dans le cadre d'un travail de thèse. Le thésard cherchera par exemple à implémenter une nouvelle loi de comportement matériau dans le code, ou à valider une nouvelle formulation d'élément fini.

Inutile de préciser que c'est très _très_ loin du quotidien d'un ingénieur mécanicien ...

Matthieu a dit…

Va pour le tutoiement, alors, ça m'évitera de toujours hésiter.

J'ai déjà entendu des arguments proches des tiens lors de discussions sur ce thème, et, franchement, je ne suis pas convaincu. Bien sûr, le fait que plusieurs personnes ne pensent pas comme moi devrait m'inciter à la prudence, mais mon irresistible arrogance me fait penser que vous (tu + les autres personnes) manquez quelque chose.

D'accord, un thésard ne fait pas que des tâches directement transposables dans le monde de l'entreprise. Mais si les élèves ingénieurs en faisait beaucoup plus, ca se saurait, et les élèves des écoles "moins prestigieuses" car "plus spécialisées" (guillements de rigueur pour admettre mon imprécision) seraient beaucoup plus demandés et mieux payés, car directement opérationnels. Or, on constate l'inverse, que les élèves d'école très généralistes, X, Centrale, sont mieux payés car a priori capables de s'adapter, de saisir les données d'un problème, de l'abstraire et de suggérer des réponses. Autant de qualités qui sont à mon avis partagées par les thésards. Dans les deux cas, leurs qualités devraient prendre le dessus sur leurs compétences et qualifications. Ce n'est pourtant vrai que dans le cas des ingénieurs, et là je retrouve mon interrogation du départ, pourquoi ? Je reprend même ton exemple : un thésard capable d'implémenter une nouvelle loi de comportement dans un code est capable de comprendre l'utilisation d'une loi connue, et s'il est capable de valider un nouveau type d'élements finis, il est capable de quantifier l'erreur d'une simulation, par exemple. Tout ceci fait partie de compétences de chef d'équipe. Et je précise que je ne crois pas que les thésards ont significativement moins de leadership que les élèves-ingénieurs.

Anonyme a dit…

Si les thésards sont également capables de faire ce que font les ingés ? Evidemment ! Meme s'ils n'ont pas forcément une culture aussi "large", ca peut se rattraper rapidement.
Pourquoi donc ne sont-ils pas plus favorisés ? Parce que les recruteurs (français) sont d'une frilosité rare.
J'écrivais ceci sur le sujet il y a un mois ...