Penseur

mercredi, janvier 10, 2007

Brevets français et américains

Un chercheur ayant réalisé une découverte de quelque importance est confronté à un choix : publier ou breveter ? Publier, c’est la reconnaissance par ses pairs, et la valorisation dans le milieu académique. Breveter, c’est interdire à quiconque d’utiliser votre invention dans le pays du brevet, sauf à vous payer des royalties. En contrepartie, le processus de dépôt de brevet est long, plusieurs années, et couteux, plusieurs milliers d’euros. On comprend donc qu’avant de choisir une telle galère, et je pèse mes mots, un chercheur va soigneusement peser les deux plateaux de la balance.

Il y a un certain nombre de motivations pour déposer un brevet : les royalties, bien sûr, mais surtout, le désir de réaliser quelque chose de concret : un nouveau matériau, une nouvelle molécule, l’amélioration d’un système mécanique ou électronique… Cette motivation, contrairement à ce que peuvent penser les cyniques, est au moins aussi importante que la première.

J’ai déjà parlé des obstacles : temps, coût. Il faudrait aussi mentionner les troubles juridiques qui y sont associés : entre rédiger un brevet et le défendre, les avocats en propriété intellectuelle ont du travail, merci pour eux. Par exemple, j’ai récemment entendu parler d’une affaire de brevet qui se juge actuellement à la Cour Suprême, excusez du peu.

Les universités américaines aident leurs étudiants, doctorants, post-docs, chercheurs, dans ces démarches. Dans tous les grands centres de recherche – et dans la majorité des plus modestes – il existe un Patent Office ou un Licensing Technology Office. Quel que soit son nom, il s’agit d’un bureau prenant en charge les demandes de brevets, pour le volet juridique (la définition précise du brevet) comme pour le volet économique (démarchage d’entreprises intéressées par l’achat d’une licence, ou validation du business plan si l’inventeur veut monter sa boîte). Les royalties des brevets se répartissent de la façon suivante : après remboursement des coûts du brevet (jusqu’à 25 000 $, tout de même, pour une couverture internationale) et déduction de 15% pour le Patent Office, ce qui reste est divisé en trois tiers, l’université, le département, et l’inventeur. Certains pourraient penser, sur un air bien connu de lutte des classes, qu’il s’agit là d’une exploitation honteuse de la matière grise des étudiants, mais il faut voir que toutes les parties ont intérêt à ce que les brevets soient déposés, et à ce que les start-up se créent et réussissent. L’inventeur, souvent jeune, souvent occupé par un travail à temps plein, est en échange bien content d’avoir le soutien d’une grosse machine bien rôdée à toutes les étapes du processus, qui lui dégage l’esprit et l’emploi du temps.

En France, par contre, rien de tel, y compris dans les plus prestigieuses écoles d’ingénieurs ou facultés[1]. Il existe seulement des bureaux dont le nom, du genre Relations industrielles, traduit bien le côté gestionnaire plutôt qu’incitatif et accompagnateur. De plus, et c’est encore plus problématique, le mépris diffus du monde académique pour le monde de l’entreprise (de l’argent) fait que les jeunes doctorants ou post-docs ne sont pas valorisés quand ils souhaitent déposer un brevet, voire se lance dans l’aventure d’une start-up technologique. Cela se traduit de façon peu quantifiable, mais très nette, dans les discours. Si les difficultés réelles demandent de la motivation et du talent pour être surmontées, cette motivation est minée par le manque de soutien.

Deux chiffres rapidement calculés, pour conclure[2]. L’Ecole Polytechnique compte environ 400 doctorants et 750 chercheurs, et dépose 15 brevets par an. Le MIT compte 6000 graduate students, dont environ 2000 en PhD, et 1000 faculty (enseignants-chercheurs, approximativement), et dépose 320 brevets par an. (320/3000) / (15/1150) = 8, les chercheurs du MIT déposent, à la louche, 8 fois plus de brevets par personne que les chercheurs de Polytechnique. Le calcul peut être contesté, mais la tendance lourde est là.



[1] Je suis limité par mon expérience personnelle et les sites internet. Toute information supplémentaire est volontiers acceptée !

[2] Encore une fois, toute donnée chiffrée supplémentaire, sur votre Ecole ou Université par exemple, est bienvenue.

12 commentaires:

Tom Roud a dit…

Matthieu-> L’Ecole Polytechnique compte environ 400 doctorants et 750 chercheurs, et dépose 15 brevets par an. Le MIT compte 6000 graduate students, dont environ 2000 en PhD, et 1000 faculty (enseignants-chercheurs, approximativement), et dépose 320 brevets par an.

C'est amusant que tu compares l'X et le MIT. Il est vrai qu'à l'X (de mon temps en tous cas), on se targuait d'être "le MIT français". Le seul problème est que la recherche à l'X n'a quasiment aucun contact avec les élèves l'X. Les bâtiments des chercheurs et les amphis sont d'ailleurs physiquement séparés par une passerelle. Les anciens X ne sont d'ailleurs pas incités à faire leur thèse à l'X (en tous cas de mon temps, il y 5-6 ans) : il fallait aller en province pour apporter la science de nos bicornes à ces pauvres centres de recherche délaissés loin de Paris - c'est d'ailleurs la même chose pour l'ENS. Je ne pense pas que cela ait changé depuis : j'ai l'impression que les X voulant faire de la recherche s'expatrient maintenant systématiquement (ça aussi c'est un mythe de l'X, à savoir que les gens qui partent vont revenir). Donc les 400 X (enfin maintenant 500 avec les étrangers) dont tu parles sont les gens qui rentrent sur le concours, rien à voir avec les gens qui font de la recherche. Contrairement au MIT j'imagine, dont les 2000 grad students sont probablement une fierté (tandis qu'à l'X la fierté ce sont les undergrads, ceux qui défilent le 14 juillet).

L'X me semble privilégier beaucoup plus la formation de hauts cadres (de l'état et de l'entreprise) plutôt que celle de chercheurs. D'aucuns anciens prétendent même que l'X s'est transformé en école de commerce... Rien d'étonnant donc à ce que l'X ne dépose pas de brevets.

Tom Roud a dit…

J'ai écrit :Donc les 400 X (enfin maintenant 500 avec les étrangers) dont tu parles sont les gens qui rentrent sur le concours, rien à voir avec les gens qui font de la recherche.


Ouh la, je suis à l'Ouest par rapport à ce que tu avais écrit, désolé...

Matthieu a dit…

peut-être un peu à l'ouest oui, puisque j'avais comparé ce qui était comparable, "l'ecole doctorale" de l'X et les grad du MIT. Enfin merci du commentaire :-D

D'ailleurs, je voudrais nuancer un peu tes propos, en disant que les doctorants ET le fait de déposer le moindre brevet sont deux évolutions tres recentes de l'Ecole Polytechnique, montrant une certaine volonté de changement (positive je trouve)

Anonyme a dit…

Je suis dans l’ensemble d’accord avec votre thèse principale : les universités américaines sont plus au fait et sont plus agressives en matière de PI que les universités et les organismes publics de recherche français. En fait, cela s’inscrit dans une démarche plus générale de valorisation de la recherche qui inclue la création d’entreprises et dont la PI n’est qu’un des aspects. Je souscris donc à votre message général là-dessus (mais j’aurais des commentaires à faire sur les détails juridiques ;-)
Notez cependant que la tendance est en train de changer en France, où les universités et les OPR disposent tous d’un bureau de valorisation.

Ceci dit, j’ai deux remarques de fond :

Tout d’abord, l’acquisition du droit (la prise de brevet) n’est qu’une partie de l’histoire. Il faut ensuite exercer ce droit, c’est-à-dire faire respecter son brevet par les tiers. Cela implique d’être à l’affut des contrefacteurs éventuels et, surtout, d’être prêt à les poursuivre en justice. C’est le cas des universités US. Il n’y a pas eu, à ma connaissance, d’affaire en 2005 où l’un des OPR français, ou une université française, ait poursuivi un tiers en contrefaçon.

D’autre part, il y a un problème de propriété d’invention qui se pose avec beaucoup d’acuité aux universités et OPR français.
En France, l’invention appartient au salarié, sauf si le salarié a spécialement été embauché pour faire de la recherche (L611-7 1° CPI). Dans ce cas, et dans ce cas seulement, l’invention appartient à l’employeur de plein droit. L’article L611-7 1° CPI s’applique également aux chercheurs dans les universités et OPR: l’université/OPR est propriétaire de l’invention réalisée par un chercheur ayant un contrat de travail avec cette université/OPR .
Cependant, un étudiant ou un post-doc n’ayant qu’une allocation d’un organisme tiers (par ex. l’ARC) n’a pas de contrat de travail ( et je sais de quoi je parle) ; il est donc de plein droit propriétaire (ou copropriétaire, s’il y a d’autres inventeurs) de l’invention. C’est ce qu’a rappelé la Cour de Cassation dans son arrêt Puech du 25 avril 2006.

Avant de conclure, une remarque, non dénuée d’importance à mes yeux : il n’y a pas de contradiction entre publier et breveter. Il n’y a donc pas de choix à faire, véritablement. Il faut simplement veiller à déposer la demande de brevet avant la publication de l’article. Sinon, ladite publication détruit la nouveauté de l’invention revendiquée et le brevet ne sera jamais délivré.
Le processus de dépôt n’est pas long (sauf quand vous avez le malheur de tomber entre mes mains ;-)) : il correspond grosso modo au temps de rédaction d’un article scientifique (mais je n’étais déjà pas rapide pour ça ;-)). Ce qui est long (plus ou moins selon les pays), c’est le processus de délivrance, durant lequel la demande est examinée par un organisme administratif pour vérifier qu’elle remplit bien les conditions de brevetabilité (par ex., en Europe, il faut que les revendications ait pour objet une invention, i.e. présentant un caractère technique, nouvelle, présentant une activité inventive et susceptible d’application industrielle). Mais, encore une fois, vous êtes libre de publier dès le lendemain (voire le jour-même) du dépôt.

Matthieu a dit…

merci de votre commentaire zmb. Dois-je en déduire que vous travaillez à quelque niveau dans le processus de dépot de brevet ?

Vous avez raison sur les efforts juridiques qui doivent être fait après le dépot de brevet. On imagine mal un inventeur se défendant face a microsoft si l'entreprise l'accuse d'utiliser un de ses brevets ou si elle utilise sa technologie. Dans le cas américain, c'est l'université qui a le brevet, et MIT ou Berkeley ou autres ont largement les moyens de faire face. Du coup, la firme négocie, prend une licence, et c'est plus d'argent pour l'inventeur. En France, vous décrivez bien le problème, l'inventeur est laissé à lui meme.

Quant à la possibilité de publier ET de berveter, vous avez raison de la souligner. D'ailleurs, en la matière, le droit américain est plus souple (unique au monde je crois), puisqu'il permet de breveter 1 an apres la "disclosure", ce qui permet de gérer au mieux. Ce que je voulais souligner, c'est la difficulté pyschologique : publier comme breveter sont des activités prenantes, et une seule d'entre elle prend déjà tout votre temps pendant quelques semaines voire plus. Alors les deux...

Anonyme a dit…

> merci de votre commentaire zmb. Dois-je en déduire que vous travaillez à quelque niveau dans le processus de dépot de brevet ?

Damned, je suis démasqué ;-D

Je pense que je me suis mal exprimé dans mon commentaire précédent. Je voulais dire que les universités françaises devaient être prêtes à poursuivre des contrefacteurs présumés des brevets qu’elles avaient pris. En effet, elles consentent des efforts importants pour obtenir des brevets, puis pour trouver des entreprises susceptibles de prendre des licences de ces brevets. Mais une boite ne sera pas incitée à prendre une licence d’un brevet d’une université si elle s’aperçoit que cette université ne poursuit pas spontanément les actes de contrefaçon. Dans ce cas là, il pourrait être plus rentable pour cette boite de ne pas tenir compte du brevet en question, puisqu’elle sait qu’elle ne sera jamais poursuivie.

D’autre part, pour ce qui est de publier et breveter, vous soulignez à juste titre que ce sont deux activités prenantes. Pour cette raison, les demandes de brevets sont rédigées par des professionnels (les ingénieurs brevets), le plus souvent à partir d’un projet d’article ou d’un rapport scientifique. Ils sont les plus à mêmes de vous aider à décrire et revendiquer correctement votre invention (comment ça je cherche à vendre ma soupe ? ). Ils sont aussi responsables du dépôt et du suivi de la procédure de délivrance.
Une université ou une école fera appel à un cabinet de PI extérieur. Cela dit, ayant moi-même pratiqué l’université et les OPR en tant qu’étudiant et post-doc, je suis on ne peut plus d’accord quand vous dites qu’un étudiant est livré à lui-même s’il veut déposer un brevet. Je suis sûr qu’identifier au sein de votre fac/école la personne compétente pour votre cas prendra plus de temps qu’il n’en faudra à un ingénieur brevet (sauf moi ;-D) pour rédiger et déposer votre demande.

Le droit américain donne effectivement un délai de grâce d’un an pour déposer une demande de brevet après avoir décrit l’invention dans une publication. Il y a au Japon un délai de grâce de 6 mois, mais je ne connais pas les détails. En Europe, la nouveauté est d’appréciation stricte : une invention est nouvelle si elle n’est pas comprise dans l’état de la technique ; entre dans l’état de la technique tout ce qui a été rendu accessible public avant la date du dépôt par tout moyen.

Matthieu a dit…

Et donc, a quoi attribuez-vous cette "nonchalance" (je ne sais pas comment l'exprimer autrement) des universites francaises face aux violations des brevets qu'elles detiennent ?

Anonyme a dit…

zmb : "Le processus de dépôt n’est pas long (sauf quand vous avez le malheur de tomber entre mes mains ;-)) : il correspond grosso modo au temps de rédaction d’un article scientifique"

Je ne sais pas dans quel domaine tu travailles mais en chimie, et particulièrement pour breveter une molécule, la rédaction d'un brevet prend largement plus de temps qu'un article — à cause des structures génériques dites "de Markush" et des centaines voire des milliers de variations qu'elles recouvrent, qu'il faut expliciter et souvent justifier par des données expérimentales. Et ce pour se protéger au maximum face aux "me too" des concurrents, ce qui ne justifie pas avec les articles…

Laurent GUERBY a dit…

Matthieu, Microsoft n'est pas censé t'embetter car son domaine c'est les logiciels et les logiciels ne sont pas brevetables en Europe.

Matthieu a dit…

@Laurent : oui, l'exemple n'est valable qu'aux USA, mais il est generalisable a toute boite un peu importante, qui a un service juridique et des avocats specialises, elle

Laurent GUERBY a dit…

un article du monde sur le sujet. La part des revenus de brevet dans le financement public de la recherche est 3% au USA, 1% en France et 5% ailleurs en Europe. Ce n'est donc pas une source majeure de financement.

Anonyme a dit…

Bonjour,
je viens de remarquer que tu utilises une de mes images dans cet article :
http://chezmatthieu.blogspot.com/2006/11/quest-ce-que-la-vie.html
Image que j'avais composée pour le blog de mon camarade Abraham Kadabra... que tu as d'ailleur contacté à ce sujet...
En fait cela ne me dérange pas trop car tu viens de m'apprendre qu'elle arrive en premier dans google image à la recherche "symbiose vie"... et que c'est une sorte de consécration pour moi...
Je demande juste une petite compensation si tu désires la conserver en ligne : mettre mon blog dans tes liens... (qui traite de bande dessiné, et tu sembles apprécier cela)...