Penseur

jeudi, juin 28, 2007

Wikipedia Culture

Henry Jenkins, dont je feuillette le livre Fans, Blogger and Gamers à chaque fois que je rentre dans une librairie, a écrit un billet des plus intéressant sur la culture à la sauce 2.0 (en deux parties 1 et 2). Il revient sur la polémique créée par une université américaine, le Middlebury College, d'interdire à ses étudiants de citer Wikipedia en référence de leurs travaux de recherche.

De façon un peu mécanique, on voyait s'affronter ceux qui dénient toute valeur à Wikipédia à cause des inexactitudes factuelles et du mode de fonctionnement ouvert même aux non-experts, et ceux qui s'enthousiasment pour cet exemple d'intelligence collective. Un peu comme ce que l'on avait pu lire sur le blog de Pierre Assouline...

Dans la première partie, Henry Jenkins élève le débat, en indiquant par exemple que le terme d'Encyclopédie est un peu trompeur, car la valeur de Wikipédia est au moins autant dans le processus que dans le résultat, et qu'elle n'est pas statique. La capacité à discuter les faits, les comparer, les mettre en perspective, le fait d'élaborer un projet commun, ont peut-être plus à voir avec la construction de réseaux sociaux comme les forums, les blogs, Facebook ou Second Life, qu'avec Diderot et Britannica. Un article Wikipedia n'est pas isolé : il vient accompagné de tags et d'avertissements régies par un ensemble de règles transparentes, d'un espace de discussion, d'un historique des modifications... La capacité à savoir décoder cet ensemble d'informations est d'une grande importance pour l'honnête homme du XXIème siècle : si certains privilégiés peuvent l'apprendre par eux-mêmes ou avec leur entourage, il serait bon qu'elle soit tout de même intégrée dans le cursus scolaire, car il se pourrait bien qu'il s'agisse d'une inégalité majeure dans le futur.

S'il y a un problème, ce n'est pas que des informations existent sur le net, mais que des élèves fassent des copié-collés irréfléchis, et se contentent d'une seule source. Mais rien n'est tout blanc ou tout noir. Mettez-vous dans la place d'un professeur essayant d'inculquer l'esprit critique à ses étudiants. A la fin de votre cours, vous leur demandez s'ils croient en ce qui est dit à la télévision, dans les journaux à sensations, et dans l'Encyclopedia Britannica. Pensez-vous que si vos élèves, impressionnés par votre cours magistral, vous répondent qu'il faut douter de tout, qu'aucune source n'est fiable et qu'on ne peut être sûr de rien, vous aurez fait du bon travail ? Non, et c'est pareil pour Wikipédia : ce n'est pas parce que c'est dans Wikipédia que c'est vrai, mais ça ne veut pas non plus dire que c'est faux. Ce qu'il faut développer est un scepticisme sain, capable d'attribuer une crédibilité, un point de vue et un biais potentiel à chaque source.

Les étudiants peuvent aussi être stimulés par la participation à "l'entreprise Wikipédia" - par exemple, ne pourrait-on pas imaginer de revisiter l'exposé à la papa par un projet où les élèves doivent créer ou enrichir une page de leur choix ? Ils seraient ainsi confrontés à la façon dont s'élabore un projet collaboratif, et la responsabilité de mettre leur travail à la disposition du public aurait certainement un effet positif sur la motivation, l'attachement aux détails, et l'application à soigner l'expression.

Dans la deuxième partie, Henry Jenkins revient sur le fonctionnement de Wikipédia et ce qu'il appelle le Paradigme de l'Expert. Wikipédia repose sur l'idée que chacun est expert dans un domaine précis, et que la communauté, au travers de règles de fonctionnement (elles-même débattues), reconnaît cette valeur. Ce processus de tri est dynamique, ce qui veut dire qu'à un instant donné, il peut y avoir des erreurs, mais que ces erreurs sont acceptables tant qu'on ne s'illusionne pas sur un "produit fini Wikipédia" (sauf peut-être sur les pages labellées "de qualité" ?). De mon point de vue, cela veut aussi dire que les critiques de Wikipédia devraient prendre leurs responsabilités et éditer les pages sur lesquels ils sont assez experts pour trouver erreurs. C'était là le grand tort de Pierre Assouline dans son billet...

Le Paradigme de l'Expert implique que des domaines d'expertises peuvent se recouvrir, permettant ainsi la correction d'erreurs factuelles, mais aussi, et c'est là une des principales différences avec les Encyclopédies classiques, provoquant la rencontre de différent points de vue. Alors qu'une version papier doit faire un choix, et trancher pour une version - souvent la version majoritaire - Wikipédia pose en principe qu'il est plus important d'exposer tous les points de vue de façon neutre que de trouver une "vérité". Le résultat dépend du type de sujet : les thèmes polémiques doivent être "gelés" pour éviter le vandalisme, mais présentent la situation sous différents angles ; les idées fumeuses ou patascientifiques trouvent un bel espace d'expression ; sur les sujets moins extrêmes, les théories principales se trouvent nuancés par de petits points de désaccords. On peut ne pas être d'accord avec le principe et préférer qu'un conseil d'experts dans un domaine tranche et décide, mais je trouve pour ma part que l'utopie wikipédienne est, en général, plutôt efficace et bien auto-régulée.


Voilà, je ne prétends pas avoir résumé Henry Jenkins, c'était plutôt un melting-pot de ce que j'en ai retenu et des réflexions qu'il a provoqué chez moi. Je ne peux que vous encourager à le lire : c'est long, mais ce sont les idées les plus intéressantes que j'ai lu sur la question depuis bien longtemps.

Et pour finir, je voudrais ajouter que quelque soient les reproches fait à Wikipédia, il ne faudrait pas sous-estimer l'intérêt incroyable, inespéré et complètement utopique il n'y a de cela que quelques années, que représente une telle masse de connaissance mise à la disposition du public. Les liens hypertextes, les moteurs de recherche, les pages d'acceuil renouvelées chaque jour avec de nouveaux liens, les liens "page au hasard" et "bons articles", changent aussi complètement notre rapport au savoir. Je me surprend de plus en plus, quand j'ai un moment de libre, à explorer Wikipédia français et anglais, juste pour le plaisir. J'ai récemment passé une après-midi à lire l'histoire de la Chine et de l'Arménie, et j'avais l'article sur Rome ouvert en même temps que je regardais la série du même nom, pour comprendre un peu mieux le contexte historique. Il ne faudrait pas que les critiques boudent leur plaisir et jettent le bébé avec l'eau du bain, tout de même...

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mercredi, juin 20, 2007

Actualité scientifique - 3

Un lundi au soleil/ c'est quelque chose qu'on aura jamais/ Chaque fois c'est pareil/ C'est quand on est derrière les bareaux/ Quand on travaille, que le ciel est beau.

Je dirais que Cloclo a inversé la cause et la conséquence : les beaux jours signifient plus de travail pour moi. D'où un blog en demi-sommeil...

A la manière d'un Koz, voilà ce sur quoi j'aurais voulu bloguer.

  • Des chercheurs de plusieurs équipes (l'américain Jaenisch du MIT avec des médecins de l'hôpital de Boston, Shinya Yamanaka de Kyoto, Konrad Hochedlinger à Harvard) ont reproduit et amélioré une expérience de 2006 consistant à obtenir des cellules-souche à partir de cellules normales de l'organisme. La technique est très simple, presque le B.A.-BA de l'ingénierie génétique : il suffit d'introduire quatre petits gènes dans la cellule normale pour la faire redevenir pluripotente. L'affaire fait grand bruit : il semble possible de créer des cellules-souche pour la thérapie régénérative (recréer des tissus du coeur pour soigner les victimes de crises cardiaques, des neurones pour les victimes de Parkinson, ...) sans détruire d'embryons, ce qui devrait lever des réticences éthiques. D'ailleurs, le Vatican se réjouit de cette avancée.

    Là, je m'interroge. Pour moi, les choses sont claires, les cellules-souche ne forment pas un humain avant le stade du foetus, car je définis un humain par son cerveau, sa conscience, sa capacité à percevoir le monde et à y réagir. Tant que l'embryon n'est qu'un tas de cellules, ce n'est qu'un organe. Et je ne suis pas convaincu par l'argument disant que ces cellules sont destinées à former un humain, donc qu'elles devraient être protégées comme un humain normal, puisque justement elles n'en sont pas un. Pour moi, un humain potentiel n'est que cela - pas un humain. Mais je conçois cependant que l'on puisse penser différement, et je le respecte. Seulement, la position du Vatican dans cette affaire manque de cohérence, puisque la cellule-souche nouvellement créée est elle aussi un humain potentiel ! Et qu'on ne me dise pas que le clone ainsi potentiellement créé n'aurait pas d'âme ou quelque controverse de Vallaloid du même tonneau - ou alors, il faut me dire si des vrais jumeaux partagent une âme...

    Et au passage, en l'état de la technique, greffer ces cellules reviendrait à greffer un cancer : il ne faudrait donc pas en prendre prétexte pour négliger la recherche sur les cellules-souche habituelles.

  • Un site d'étude scientifiques dont vous êtes le héros. Brillez dans les conversations en commençant vos phrases d'un "Des scientifiques américains ont montré que...", page Web à l'appui. Fondé par un ancien administrateur de Wikipédia, ce qui ne manque pas de sel !

  • Les journalistes (Le Figaro, le Monde, Rue89, ...) tombent dans le panneau du classement de Shangaï , dont les critères sont absolument inadaptés et non représentatifs de la qualité d'un enseignement ou d'un centre de recherche. Il y a certes des efforts simples que les établissements de recherches pourraient faire pour mieux figurer dans ce classement, comme une simplification et une rationalisation des noms - je suis toujours gêné quand un collègue étranger me demande où est le UFR5604/AB-AZK?!$33 qui a produit telle ou telle publication (j'exagère à peine). Bon, et c'est vrai qu'il y a une demande pour ce genre de classement, et donc que les universités françaises doivent évoluer pour devenir visible au niveau mondiale. Voilà qui donne du grain à moudre au gouvernement... (à lire, au passage, cet éditorial du Monde qui ne dit pas que des bétises).

  • Après l'Estonie, l'Italie. Il va falloir commencer à s'y habituer.

Bon ben au final, ça ressemble presque à une notule !

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mercredi, juin 13, 2007

La demarche scientifique, cas d'ecole chez Econoclaste

Le billet du jour sur Econoclaste.org est extremement interessant comme illustration des principes qui fondent la demarche scientifique. On y lit en particulier le besoin d'identifier les biais et les variables cachees. Alexandre Delaigue souligne aussi le biais de confirmation, qui pousse a remarquer les correlations allant dans le sens attendu, et a ignorer celles qui vont dans le sens contraire ou qui ne sont pas significatives. Et l'auteur de souligner que si les sociologues ont un peu tendance a ignorer ces regles (a propos desquels les economistes ont ete "echaudes", dit Alexandre), ils gardent tout de meme une certaine reserve face a leurs resultats. Reserve qui disparait quand les journalistes du Monde s'en emparent, pour faire un article plus accrocheur...

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lundi, juin 04, 2007

Un problème de baignoires

Autheuil a signé aujourd'hui un billet dans lequel il critique le côté polémique ("aveugle et borné[.]", dit-il même) de ceux qui reprochent à Nicolas Sarkozy de ne pas avoir démissionné de son poste au conseil général des Hauts-de-Seine. Pour dénoncer cette "mauvaise foi", il finit en disant qu'en brassant autant d'air (j'anticipe la métaphore, cela ne veut pas dire que je partage son opinion), on pourrait "faire trois baignoires de mousse avec un gramme de savon".

Il me donne ainsi le sujet du billet du jour : est-il possible, aussi gonflé soit-on, de réaliser un tel exploit ? Ou est-ce au contraire si aisé que l'argument tombe à l'eau (je vais arréter là les frais littéraires et la métaphore).

Regardons les ordres de grandeur. Un gramme de savon, cela représente à peu près un centimètre cube, car sa densité n'est pas très éloignée de celle de l'eau (0.9, 0.95, approximons à 1). Combien peut-on faire de bulles avec ce gramme ?

Une bulle de savon a une dimension millimètrique, donc un volume de l'ordre de 4 millimètres cubes, et une surface de 12 millimètres carrés. Là encore, approximativement. Si l'on fait l'hypothèse que tout le savon est rangé en épis à la surface des bulles (ce qui n'est pas tout à fait vrai, une bonne partie est en solution), et que chaque molécule de savon fait quelques nanomètres de long (disons, 3nm), cela représente un volume de 0.000 036 millimètres cubes ou 0.000 000 036 centimètres cubes. Divisons un centimètre cube par ce nombre, et nous obtenons qu'un gramme de savon permet, grosso modo, de former 30 000 000 bulles de savon. C'est un nombre généreux, puisqu'une partie du savon sera en solution. Un autre effet qui peut être important est que les bulles ne sont pas de taille homogène. Les bulles plus petites qu'un millimètre feront augmenter la surface, et donc le savon consommé, plus vite que le volume de mousse, tandis que les bulles plus grosses auront un effet inverse.

Combien de bulles par baignoires, maintenant ? Disons qu'une baignoire fait 1m50 de long et 50cm de large, et admettons qu'Autheuil ait exagéré en parlant de "remplir une baignoire de mousse". Disons plutôt qu'il s'agit de faire ce que tout le monde fait dans son bain, c'est-à-dire une couche de 20cm d'épaisseur environ de mousse, ce qui représente tout de même un joli bain moussant. Le volume total est de 1.5*0.5*0.2 = 0.15 mètres cubes, ou 0.45 pour trois baignoires. Reprenons nos trente millions de bulles de savon : à raison de 4 millimètres cubes par bulle (4 milliardièmes de mètre cube), cela fait 0.12 mètres cubes de mousse. L'ordre de grandeur est sensiblement le même, mais il manque tout de même un facteur 3. De plus, ce calcul utilise le fait que tout le savon sert à former des bulles, ce qui est faux puisqu'une grande partie de celui-ci reste en solution dans le bain. A moins de créer beaucoup de bulles (c'est-à-dire de mettre en contact beaucoup d'air avec l'eau du bain), ce qui peut se faire avec une agitation mécanique importante.

Nous avons donc trouvé le résultat suivant : la métaphore d'Autheuil est plutôt bien choisie, puisque ses opposants, qu'il accuse de brasser beaucoup d'air, seraient capable d'atteindre un volume de mousse du même ordre de grandeur que la mousse d'un bain !

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